Même si ce "blog" est axé principalement sur la procédure civile, le fond du droit y a sa place.

De plus, les décisions en matière d'action paulienne sont relativement rares. Il est donc intéressant d'en faire état.

En l'espèce, une donation intervient en 1993, sur la nue propriété d'un bien immobilier, au profit du fils unique.

A la même époque, les parents étaient débiteurs, au titre de plusieurs prêts, d'un ami de la famille.

Il existait une relation de confiance, et d'amitié, et le tout se passait sans imaginer que la situation puisse se compliquer un jour (comme souvent...).

Le problème a surgi lorsque le créancier est décédé, laissant pour lui succéder un fils qui a voulu récupérer les sommes prêtées par son père.

C'est dans ces conditions que le fils du débiteur créancier - devenu l'actuel débiteur créancier - a envisagé d'agir en inopposabilité de la donation de 1993, sur le fondement de l'article 1167 du Code civil.

 

Le tribunal avait donné satisfaction en déclarant inopposable la donation.

Sur appel, les parents et le bénéficiaire de la donation obtiennent la réformation du jugement.

La Cour retient que les parents, qui avaient conservé l'usufruit du bien immobilier, avait maintenu dans leur patrimoine un bien immobilier d'une valeur suffisante pour faire face à leurs engagements au jour de la donation.

Pour la cour, il n'est pas rapporté par le demandeur à l'action paulienne, que les donateurs se soient rendus insolvables, et ce d'autant que les débiteurs disposaient en outre de revenus suffisants, en 1993, époque de la donation, pour faire face au remboursement des sommes restant dues.

De plus, la donation - et donc le transfert de patrimoine au profit de leur fils - s'expliquait en 1993, au regard des avantages fiscaux procurés par cet acte.

Il en ressort que pour les juges d'appel, il n'y avait pas intention de nuire au créancier (CA Paris 14 février 1983, JurisData n° 1983-021504 – Cass. com. 6 juillet 1981, JurisData n° 1981-002367 ), cette donation ayant été motivée pour des raisons légitimes (CA Paris 9 octobre 1986, JurisData n° 1989-025902).

La donation est donc déclarée opposable (CA Rennes 28 janvier 2014, RG n° 12-00003).

 

C'est l'occasion de rappeler que l'action paulienne ne peut être admise dès l'instant où l'actif saisissable reste suffisant pour que le débiteur puisse faire face à la créance au jour de l'acte d'appauvrissement (Cass. req., 8 mars 1854 : DP 1854, 1, p. 191 – Cass. 1re civ., 12 juin 2001 : RTD civ. 2001, p. 884 – Cass. 1re civ., 19 nov. 2002, pourvoi n° 00-22677).

Par ailleurs, cette insolvabilité doit être appréciée au moment de l'acte d'appauvrissement critiqué. À défaut, il ne saurait y avoir fraude, et par conséquent action paulienne de la part du créancier (Cass. req., 8 mars 1854 : DP 1854, 1, p. 191 – Cass. 1re civ., 5 déc. 1995 : Bull. civ. 1995, I, n° 443 – Cass. 1re civ., 6 mars 2001 : Bull. civ. 2001, I, n° 51). Elle doit en outre demeurer au jour où l'action paulienne est intentée, ce qui suppose que le demandeur à l'action démontre également que cette insolvabilité du débiteur demeure à la date d'introduction de la demande (Cass. 1re civ. 6 janvier 1987, Bull. civ. n° 1 – Cass. 1re civ. 27 juin 1972, Bull. civ. n° 163 – Cass. 1re civ. 31 mai 1978, Bull. civ. n° 209 – Cass. com. 14 novembre 2000, Bull. civ. n° 173).

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Ce dossier présente un autre aspect, procédural... car - le dira-t'on jamais assez - la procédure est partout.

 

Pour l'anecdote, ce dossier a connu des errements procéduraux assez invraisemblables.

La seule évocation du nom de ce dossier faisait d'ailleurs surgir des sourires entendus...

C'était, pour le cabinet, une découverte de ce qui pouvait être fait en procédure (c'est un dossier ouvert en janvier 2012, soit contemporain à l'entrée en vigueur de la loi supprimant fusionnant la profession d'avoué et celle d'avocat).

 

L'intimé (donc, le demandeur à l'inopposabilité de la donation) avait omis de notifier sa constitution dans les règles à l'avocat de l'appelant.

Ce n'est qu'en prenant connaissance des conclusions de l'intimé - sans constitution préalable - que l'appelant a eu connaissance d'une constitution - au sens procédural strict, c'est-à-dire que l'intimé avait donné mandat à un avocat de le représenter en justice (voir à cet égard, l'article qui vaut ce qu'il vaut de la Gazette du Palais) - laquelle constitution ne sera jamais effectivement formalisée.

De plus, les conclusions de l'intimé ont été adressé après l'expiration du délai de l'article 909 du Code de procédure civile, et de surcroît sur la boîte mail de l'avocat (voir à cet égard, l'article récent sur la notification sur une boîte mail).

Evidemment, une ordonnance de mise en état n'a pu que constater que l'intimé n'était pas constitué et n'avait pas régulièrement conclu... de plus hors délai.

L'intimé - même pas peur ! - avait toutefois fait un déféré.

Sans grande surprise, la Cour avait confirmé l'ordonnance. Il n'y avait rien à dire, la procédure de l'intimé ayant été complètement saccagée.

 

Bien sûr, et comme cela est classique lorsqu'une partie est en difficulté, l'intimé avait développé toute une argumentation plus ou moins obscure pour soulever la caducité de la déclaration d'appel, invoquant des moyens que la décence procédurale m'oblige à taire.

 

(pause, le temps pour vous de prendre un verre d'eau ou un café selon l'heure)

On reprend, car ce n'est pas fini.

 

Entre temps, le fils du créancier initial est décédé, en cours de procédure.

Une tentative de dénoncé de décès est intervenue. Cependant, le décès n'a pas été notifié dans les règles de l'art.

Ainsi, la procédure a pu se poursuivre en l'absence du défunt, qui restait toutefois régulièrement à la procédure. Il n'y a pas eu d'interruption de l'instance.

La partie adverse s'était "constitué" dans des conditions étonnantes (je n'ai pas trouvé de terme plus appropriés) pour les héritiers.

Cependant, ces personnes physiques n'étant pas parties intimées, un avocat ne pouvait se constituer pour eux. Il n'était donc pas possible de tenir compte d'une constitution pour des personnes non parties.

Surtout, pour intervenir volontairement, aux fins de reprise d'instance, encore fallait-il que l'instance soit interrompue, ce qui n'était pas le cas, l'avocat de la partie défunte n'ayant pas dénoncé ce décès.

Le courrier officiel de l'avocat de l'appelant n'y a rien fait : la procédure est restée dans cet état.

 

La Cour a donc pu rendre son arrêt de réformation, sans que le défunt n'ait été entendu (c'est curieux, mais "procéduralement", un défunt peut tout de même avoir son mot à dire), et sans que les héritiers aient pu intervenir à l'instance d'appel.

De toute façon, les héritiers, intervenants volontaires, n'auraient pas eu davantage de droits que celui aux droits duquel ils venaient, et dont les conclusions avaient été déclarées irrecevables.

Il est du reste dommage que les héritiers ne soient pas intervenus.

Cela aurait été l'occasion d'avoir de la jurisprudence sur cette question : les intervenants forcés qui reprennent l'instance interrompue sont-ils recevables à conclure alors que leur auteur a lui-même été déclaré irrecevable en ses conclusions ?

A mon avis, non. Les héritiers ne sauraient avoir davantage de droits que leur auteur. Un décès ne purge pas les vices de procédure.

Il est probable que d'ici quelques temps, je serai en mesure de donner une réponse à cette intéressante question, car je crois que le problème va prochainement se poser dans un dossier du cabinet.

 

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Voilà résumé ce dossier sur le plan procédural.

A vivre, c'était une véritable expérience.

Les parties appelantes n'ont pas nécessairement compris ce qui se passait en cuisine.

Quoiqu'il en soit, ils n'ont qu'à se réjouir du résultat, et il leur importe peu de savoir comment c'est arrivé.

Le principal pour eux étant que la donation de 1993 ne peut plus être contestée !

 

 

Félicitations (et merci) à ceux qui sont allés jusqu'au bout de l'histoire !

 

 

 

 

 

Auteur: 
Christophe LHERMITTE

Commentaires

Paragraphe 7 (lignes 9-10), vous écrivez "le fils du débiteur – devenu l’actuel débiteur – a envisagé d’agir en inopposabilité de la donation de 1993, sur le fondement de l’article 1167 du Code civil."
Il faut lire "le fils du créancier - devenu l'actuel créancier" je suppose... Bon, ce n'est pas bien grave, tout le monde aura compris en lisant !
Cela étant, si la procédure d'appel est pittoresque, la solution au fond est une application très classique de la jurisprudence de la cour de cassation.
VBD. Didier NOURRIT

Vous avez parfaitement raison. Je vous en remercie et je corrige. Voilà ce que c'est d'aller vite sans se relire suffisamment !

Pour le fond, vous avez tout autant raison. La jurisprudence allait assez dans le sens des appelants. Mais comme il y a tout de même une part d'appréciation des faits, l'appel restait assez aléatoire. D'ailleurs, le premier juge n'y avait pas été sensible.

Surtout, ce genre de litige est plutôt rare.

En tous les cas, un dossier extrêmement intéressant tant sur le fond que sur le plan de la procédure.

Votre bien dévoué,